Posté : 17 mai 2004, 18:11
Bon, il n'y a pas eu de nouveaux messages sur ce forum depuis pas mal
de temps. Donc, en attendant de nouvelles questions sur les vols aux
US, je me permets de vous donner une petite description de mon métier.
Ca peut aider quelques uns. Mon hébergeur, journal intime, étant en
panne, j'ai décidé d'écrire ici.
Il est 14h et je dépose mes affaires par terre, chez moi. J'entends mon
fils de 4 ans courir du salon, ses bras ouverts : "Daddy!" Le chien le
suit, la queue battante. Ca fait 4 jours que je suis parti, et je suis
crevé. J'enlève doucement ma cravate. Mon fils fouille dans mon sac et
demande si je lui ai ramené des bonbons. Je souris, et je secoue la
tête. Effectivement j'en ramène desfois?une mauvaise habitude d'un père
qui se sent coupable de ne pas être là.
Je me réjouis d'être à la maison et d'être avec ma famille. En tant que
pilote, on passe nos journées à aller de A à B et de B à A et à
s'assurer que rien n'arrive. Mon métier est un peu différent des autres
dans le sens que je ne créé rien, je ne fabrique rien, je ne répare
rien. Je suis responsable de la sécurité et si, à la fin de la journée,
rien n'est arrivé alors j'ai fait mon métier parfaitement. Je rentre
simplement à la maison sain et sauf chaque semaine, semaine après
semaine, mes sacs à la main.
Ce n'est évidemment pas une occupation "naturelle" pour un homme, et
c'est pour ça que, régulièrement, les pilotes ont des "crises" de
création. Il faut que je construise, que je répare, que j'écrive, que
je laisse une trace plus grande qu'une autre ligne sur un carnet de
vol. J'ai un copain pilote qui régulièrement demande à travailler en
chantier, avec ceux qui construisent des maisons.
C'est pour ça aussi que j'ai décidé de commencer un journal, un peu
pour laisser quelque chose de concret à mes enfants. Au début,
j'emmenais un vrai journal de bord, que je remplissais à l'hôtel. Mais
je me suis dit que s'il m'arrivait quoique ce soit, ma seule trace
serait sûrement calcinée avec le reste de l'avion. J'ai alors acheté un
ordinateur portable, et j'ai sauvegardé mes écrits sur le net.
J'ai ensuite constaté que mon journal était lu régulièrement par des
centaines de jeunes; des jeunes, dont les chambres sont sûrement
couverts de posters d'avions, et dont les rêves sont malheureusement
plus grands que le compte en banque de leurs parents ou plus grands que
les écoles de pilote de ligne aux critères d'admission impossibles.
Dans ma profession, on dit qu'un bon pilote est un pilote qui se
prépare toujours au pire, et qui est surpris si le vol se déroule
normalement. Un mauvais pilote, lui, fait le contraire.
On est à l'embarquement, notre jet garé à la porte F11D de l'aéroport
de Chicago O'Hare lorsque le message de notre dispatch apparaît sur le
FMS. Le message disait que quelqu'un allait nous transmettre un
porte-feuille appartenant à une passagère qui l'avait oublié sur un vol
précédant. La passagère en question est maintenant à Wichita, Kansas,
bref, notre prochaine destination. Il nous demande également de ne pas
retarder le vol si le porte-feuille n'arrive pas dans les délais.
Les pilotes adorent ce genre de "mission" car c'est une occasion
concrète de faire la différence dans la vie de quelqu'un. Depuis le 11
Septembre, et avec les portes de cockpits verrouillés, on a du mal à
savoir pour qui on travaille.
Personnellement, j'étais prêt à retarder le vol de 5 à 10 minutes
malgré les instructions de notre dispatch. Mais pour une compagnie
aérienne, ces "on-time statistics" publiées chaque mois par le
ministère des transports US sont trop importants pour faire une
exception. N'espère pas de trouver de l'humanité ici.
L'histoire du porte-feuille n'est qu'une goutte d'eau dans la mer de
pensées d'un Commandant de Bord. Comme mon ami Jacques Darolles s'est
rendu compte très vite, tu peux passer ta vie à observer des
commandants de bord, tu ne sauras jamais ce qu'ils ressentent jusqu'à
ce que tu en deviens un. C'est la même chose avec les parents.
Par exemple, le fait que mon copi soit fatigué, car il a un bébé de 6
mois à la maison, me soucie un peu. J'apprends aussi qu'avec une
nouvelle famille et une femme qui ne travaille pas, il est également
déprimé car il sait qu'il est sur le point de se faire licencier.
L'hôtesse, Sue, a une mère à l'hôpital qui compte ses jours. Elle
essaie de prendre congés pour aller la voir, mais contrairement aux
pilotes, on n'a pas assez d'hôtesses. Donc tu vois, en plus d'être un
pilote, un météorologiste, un expert en droit aérien, et un ingénieur
informatique en même temps, je dois être aussi un psy pour mon
équipage.
Ca ne s'améliore pas car à l'embarquement, je viens d'être informé que
le passager assis au siège 6A a tendance à piquer des crises de
paniques.
Et lors du push-back, l'hôtesse m'appelle et me dit que les passagers
assis aux sièges 13A et 13B ne se conforment pas aux consignes de
sécurité. Tiens-moi au courant, Sue, et je ramène l'avion au parking.
Mais mes pensées enchaînent tout de suite sur la procédure en cas de
panne moteur au décollage. On calcule V2, notre vitesse de montée sur
un seul moteur. On est prêt à tout. On se prépare au pire. Et on est
surpris si tout marche bien.
Bienvenue en place gauche, Jacques.
Les taxiways sont pleins à craquer, et les orages arrivent sur les
corridors de départ. Les retards se rallongent, notre pétrole fait le
contraire. Après une heure de roulage, on est informé que notre plan de
vol vient d'être rejeté par le centre de contrôle à cause de la météo
et du trafic. On nous demande de "please stand-by for a reroute."
On est maintenant numéro 3 pour la piste 4L, et toujours pas de plan de
vol. Donc, j'informe la tour qu'on est pas prêt et qu'on attend
toujours notre "reroute" de "clearance delivery".
Enfin, on entre le nouveau plan de vol dans le FMS. C'est très juste
pour le pétrole mais si la météo à Wichita tient le coup, ça sera bon.
Et voilà, une autre ligne sur mon carnet de vol. Un autre vol où je me
suis constamment préparé pire, et où rien n'est arrivé.
Au vol retour de Montréal aujourd'hui, j'ai vu 3 éclairs d'affilés
droit devant et très prêts. J'étais hypnotisé par le spectacle. C'était
trop tard pour dévier, alors on a juste prié que le 4e ou le 5e ne nous
toucherait pas. Un éclair peut créer un trou dans une aile ou une perte
totale électrique.
Puis, quelques minutes plus tard, on a eu un "traffic alert" sur notre
TCAS. Un avion ou "target" comme on les appelle, était à la même
altitude, à 10h, et convergeait. La voix synthétisée de notre ordi a
lancé un "Descent! Descent!" Le vario électronique s'est colorée
indiquant les zones rouges et vertes. La procédure dans ce cas-la c'est
de faire ce que l'avion te dit de faire, même si c'est en contradiction
avec les instructions ATC. Tu n'as que 2.5 secondes avant l'impact. Et
comme mon copi était le pilote en fonction, il a instinctivement
déconnecté le PA, et il a poussé le manche vers l'avant.
Le "target" sur notre TCAS s'est mystérieusement éclipsé, et comme on
était encore en vie, j'ai très vite compris que c'était une fausse
alerte. J'ai immédiatement repris les commandes, mon copi a retiré ses
mains, sans comprendre, et on est remonté à notre altitude. Puis,
l'avion est réapparu à 3000 pieds plus bas, stabilisé. J'ai alors
réalisé que si je n'avais pas intervenu, on l'aurait sûrement percuté,
car on descendait vers un avion plus bas, mais dont le TCAS indiquait
la même altitude! La catastrophe a été évité, et on s'est posé à
Chicago en toute sécurité.
Alors, aujourd'hui, je suis content de commencer mes vacances, et je ne
suis pas pressé de déballer mes affaires. Ma femme me dit bonjour à
l'entrée en m'embrassant. Elle porte une jupe rouge et un veston en
jeans. Elle tient Marie par la main. Oui, j'aurai dû ramener des
bonbons. Quand ma femme me demande si mes vols se sont bien passés, je
pause, et je lui réponds qu'on a ramené un porte-feuille a une
passagère. C'est la seule chose concrète que j'ai faite. Quant au
reste, tout s'est déroulé normalement, et j'en reste toujours surpris.
PILOTE.US

Ciel menaçant sur O'Hare.
de temps. Donc, en attendant de nouvelles questions sur les vols aux
US, je me permets de vous donner une petite description de mon métier.
Ca peut aider quelques uns. Mon hébergeur, journal intime, étant en
panne, j'ai décidé d'écrire ici.
Il est 14h et je dépose mes affaires par terre, chez moi. J'entends mon
fils de 4 ans courir du salon, ses bras ouverts : "Daddy!" Le chien le
suit, la queue battante. Ca fait 4 jours que je suis parti, et je suis
crevé. J'enlève doucement ma cravate. Mon fils fouille dans mon sac et
demande si je lui ai ramené des bonbons. Je souris, et je secoue la
tête. Effectivement j'en ramène desfois?une mauvaise habitude d'un père
qui se sent coupable de ne pas être là.
Je me réjouis d'être à la maison et d'être avec ma famille. En tant que
pilote, on passe nos journées à aller de A à B et de B à A et à
s'assurer que rien n'arrive. Mon métier est un peu différent des autres
dans le sens que je ne créé rien, je ne fabrique rien, je ne répare
rien. Je suis responsable de la sécurité et si, à la fin de la journée,
rien n'est arrivé alors j'ai fait mon métier parfaitement. Je rentre
simplement à la maison sain et sauf chaque semaine, semaine après
semaine, mes sacs à la main.
Ce n'est évidemment pas une occupation "naturelle" pour un homme, et
c'est pour ça que, régulièrement, les pilotes ont des "crises" de
création. Il faut que je construise, que je répare, que j'écrive, que
je laisse une trace plus grande qu'une autre ligne sur un carnet de
vol. J'ai un copain pilote qui régulièrement demande à travailler en
chantier, avec ceux qui construisent des maisons.
C'est pour ça aussi que j'ai décidé de commencer un journal, un peu
pour laisser quelque chose de concret à mes enfants. Au début,
j'emmenais un vrai journal de bord, que je remplissais à l'hôtel. Mais
je me suis dit que s'il m'arrivait quoique ce soit, ma seule trace
serait sûrement calcinée avec le reste de l'avion. J'ai alors acheté un
ordinateur portable, et j'ai sauvegardé mes écrits sur le net.
J'ai ensuite constaté que mon journal était lu régulièrement par des
centaines de jeunes; des jeunes, dont les chambres sont sûrement
couverts de posters d'avions, et dont les rêves sont malheureusement
plus grands que le compte en banque de leurs parents ou plus grands que
les écoles de pilote de ligne aux critères d'admission impossibles.
Dans ma profession, on dit qu'un bon pilote est un pilote qui se
prépare toujours au pire, et qui est surpris si le vol se déroule
normalement. Un mauvais pilote, lui, fait le contraire.
On est à l'embarquement, notre jet garé à la porte F11D de l'aéroport
de Chicago O'Hare lorsque le message de notre dispatch apparaît sur le
FMS. Le message disait que quelqu'un allait nous transmettre un
porte-feuille appartenant à une passagère qui l'avait oublié sur un vol
précédant. La passagère en question est maintenant à Wichita, Kansas,
bref, notre prochaine destination. Il nous demande également de ne pas
retarder le vol si le porte-feuille n'arrive pas dans les délais.
Les pilotes adorent ce genre de "mission" car c'est une occasion
concrète de faire la différence dans la vie de quelqu'un. Depuis le 11
Septembre, et avec les portes de cockpits verrouillés, on a du mal à
savoir pour qui on travaille.
Personnellement, j'étais prêt à retarder le vol de 5 à 10 minutes
malgré les instructions de notre dispatch. Mais pour une compagnie
aérienne, ces "on-time statistics" publiées chaque mois par le
ministère des transports US sont trop importants pour faire une
exception. N'espère pas de trouver de l'humanité ici.
L'histoire du porte-feuille n'est qu'une goutte d'eau dans la mer de
pensées d'un Commandant de Bord. Comme mon ami Jacques Darolles s'est
rendu compte très vite, tu peux passer ta vie à observer des
commandants de bord, tu ne sauras jamais ce qu'ils ressentent jusqu'à
ce que tu en deviens un. C'est la même chose avec les parents.
Par exemple, le fait que mon copi soit fatigué, car il a un bébé de 6
mois à la maison, me soucie un peu. J'apprends aussi qu'avec une
nouvelle famille et une femme qui ne travaille pas, il est également
déprimé car il sait qu'il est sur le point de se faire licencier.
L'hôtesse, Sue, a une mère à l'hôpital qui compte ses jours. Elle
essaie de prendre congés pour aller la voir, mais contrairement aux
pilotes, on n'a pas assez d'hôtesses. Donc tu vois, en plus d'être un
pilote, un météorologiste, un expert en droit aérien, et un ingénieur
informatique en même temps, je dois être aussi un psy pour mon
équipage.
Ca ne s'améliore pas car à l'embarquement, je viens d'être informé que
le passager assis au siège 6A a tendance à piquer des crises de
paniques.
Et lors du push-back, l'hôtesse m'appelle et me dit que les passagers
assis aux sièges 13A et 13B ne se conforment pas aux consignes de
sécurité. Tiens-moi au courant, Sue, et je ramène l'avion au parking.
Mais mes pensées enchaînent tout de suite sur la procédure en cas de
panne moteur au décollage. On calcule V2, notre vitesse de montée sur
un seul moteur. On est prêt à tout. On se prépare au pire. Et on est
surpris si tout marche bien.
Bienvenue en place gauche, Jacques.
Les taxiways sont pleins à craquer, et les orages arrivent sur les
corridors de départ. Les retards se rallongent, notre pétrole fait le
contraire. Après une heure de roulage, on est informé que notre plan de
vol vient d'être rejeté par le centre de contrôle à cause de la météo
et du trafic. On nous demande de "please stand-by for a reroute."
On est maintenant numéro 3 pour la piste 4L, et toujours pas de plan de
vol. Donc, j'informe la tour qu'on est pas prêt et qu'on attend
toujours notre "reroute" de "clearance delivery".
Enfin, on entre le nouveau plan de vol dans le FMS. C'est très juste
pour le pétrole mais si la météo à Wichita tient le coup, ça sera bon.
Et voilà, une autre ligne sur mon carnet de vol. Un autre vol où je me
suis constamment préparé pire, et où rien n'est arrivé.
Au vol retour de Montréal aujourd'hui, j'ai vu 3 éclairs d'affilés
droit devant et très prêts. J'étais hypnotisé par le spectacle. C'était
trop tard pour dévier, alors on a juste prié que le 4e ou le 5e ne nous
toucherait pas. Un éclair peut créer un trou dans une aile ou une perte
totale électrique.
Puis, quelques minutes plus tard, on a eu un "traffic alert" sur notre
TCAS. Un avion ou "target" comme on les appelle, était à la même
altitude, à 10h, et convergeait. La voix synthétisée de notre ordi a
lancé un "Descent! Descent!" Le vario électronique s'est colorée
indiquant les zones rouges et vertes. La procédure dans ce cas-la c'est
de faire ce que l'avion te dit de faire, même si c'est en contradiction
avec les instructions ATC. Tu n'as que 2.5 secondes avant l'impact. Et
comme mon copi était le pilote en fonction, il a instinctivement
déconnecté le PA, et il a poussé le manche vers l'avant.
Le "target" sur notre TCAS s'est mystérieusement éclipsé, et comme on
était encore en vie, j'ai très vite compris que c'était une fausse
alerte. J'ai immédiatement repris les commandes, mon copi a retiré ses
mains, sans comprendre, et on est remonté à notre altitude. Puis,
l'avion est réapparu à 3000 pieds plus bas, stabilisé. J'ai alors
réalisé que si je n'avais pas intervenu, on l'aurait sûrement percuté,
car on descendait vers un avion plus bas, mais dont le TCAS indiquait
la même altitude! La catastrophe a été évité, et on s'est posé à
Chicago en toute sécurité.
Alors, aujourd'hui, je suis content de commencer mes vacances, et je ne
suis pas pressé de déballer mes affaires. Ma femme me dit bonjour à
l'entrée en m'embrassant. Elle porte une jupe rouge et un veston en
jeans. Elle tient Marie par la main. Oui, j'aurai dû ramener des
bonbons. Quand ma femme me demande si mes vols se sont bien passés, je
pause, et je lui réponds qu'on a ramené un porte-feuille a une
passagère. C'est la seule chose concrète que j'ai faite. Quant au
reste, tout s'est déroulé normalement, et j'en reste toujours surpris.
PILOTE.US

Ciel menaçant sur O'Hare.